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30/03/2012

L'EMPRUNT

Je viens de relire Un petit jeu sans conséquence, pièce écrite par Jean DELL et Gérald SIBLEYRAS et crée en août 2002 au théâtre La Bruyère à Paris.

Un détail cette fois-ci a attiré mon attention. C’est le moment où Serge, ami de la famille invité au pique-nique, a appris que Claire et Bruno, les personnages principaux, se séparent. Pour devenir un "successeur" possible, Serge tente très rapidement de se présenter à son avantage, en montrant son côté drôle et imaginatif:

 

« Serge. — En revanche, je sais exactement où je veux finir.

Claire. — Vous finissez où ?

Serge. — En Suisse… Avec une riche veuve et un cancer de la prostate, bien opéré. Dans le canton de Vaux, si possible.

Claire. — Vous êtes de là-bas ?

Serge. — Non, mais je m’y vois comme si j’y étais. Je suis allongé sur la terrasse en bois de la pension, avec un plaid cashmere et soie sur les genoux.

Claire. — Donc plutôt une retraite active.

Serge. — Oui. Dans une pension de famille, en altitude. Une pension très calme. (Un temps) Au loin, on entend les rotations du funiculaire à crémaillère qui rythment la journée. Comme seul ami, j’ai à mes côtés un vieux Zurichois impotent sous dialyse, et mon unique distraction, c’est de lire les cours de la bourse. Ça me permet de prendre un air désespéré quand ça baisse, mais en fait je m’en fous, c’est la veuve qui a le pognon. En francs suisses ! On évite la vulgarité de l’euro. C’est une veuve qui a la nostalgie du change, elle comprend la noblesse de la devise. Elle et moi considérons que la commission bancaire a quelque chose de hautement aristocratique. »

 

Quelques pages plus loin, on voit que Claire propose cette vision à Bruno, la première fois sans doute pour le tester, la seconde peut-être parce qu’elle a envie d’y croire :

 

« Claire. — T’es pour ou contre l’euro ?

Bruno. — Je ne sais pas… pour. C’est pratique, non ?

Claire. — Oui, c’est pratique. En fait, un des derniers pays où on a encore le plaisir de changer de l’argent, c’est la Suisse.

Bruno. — C’est un plaisir de changer de l’argent maintenant ?

Claire. — Non, enfin, j’en sais rien. »

 

…/…

 

« Claire. — Tu veux pas qu’on fasse un voyage, tous les deux ?

Bruno. — On irait où ?

Claire. — À la montagne, en Suisse. Dans un petit hôtel perdu.

Bruno. — Tu sais bien que je suis malade en altitude… »

jean dell,gérald sibleyras,august strindberg

Je me suis souvenu que dans Mademoiselle Julie, d’August STRINDBERG, Jean, le valet, utilise le même décor pour raconter son histoire à sa maîtresse :

 

« Julie. — Mais qu’allons-nous faire ?

Jean. — Fuir, partir loin d’ici.

Julie. — Partir, partir, mais où ?

Jean. — Pour la Suisse, pour les lacs italiens ; vous n’y êtes jamais allé ?

Julie. — Non, c’est beau, là-bas ?

Jean. — Ah ! un éternel été… les orangers… les lauriers… Ah !

Julie. — Mais que ferons-nous une fois là-bas ?

Jean. — Là, je monterai un hôtel, avec un service de première classe, et des clients de première classe.

Julie. — Un hôtel ?

Jean. — Ça c’est une vie ! Toujours de nouveaux visages, de nouvelles langues ; pas une minute pour s’ennuyer ou avoir ses nerfs ; pas besoin de chercher quoi faire, la besogne vient d’elle-même : des sonnettes sonnent nuit et jour, des trains sifflent, les autobus vont et viennent, et les pièces d’or roulent sur le comptoir. Ça c’est une vie !

Julie. — Oui, c’est une vie… »

 

Vers la fin de la pièce, Julie, désespérée, tente de s’accrocher à cette histoire en la racontant à Christine, la cuisinière :

 

« Julie, plus gaie. — Il me vient une idée, pourtant… Si nous partions tous les trois, à l’étranger, en Suisse, pour monter un hôtel ensemble… J’ai de l’argent, vois-tu, et Jean et moi nous occuperions de tout, et toi, j’y pensais, tu pourrais t’occuper de la cuisine… Ça ne serait pas merveilleux ? Dis oui, allons ! et viens avec nous [ …/… ] Ça, c’est une vie ! Les trains sifflent, les omnibus montent, les sonnettes sonnent dans les chambres et le restaurant… »

jean dell,gérald sibleyras,august strindberg

Si la même référence aux Alpes suisses saute aux yeux, on note toutefois une différence de taille, c’est l’inversion. Dans Mademoiselle Julie, la jeune aristocrate se laisse séduire par le rêve du valet : celui d’une autre vie, l’existence trépidante d’une propriétaire qui vit de son travail. Dans la pièce de Jean DELL et Gérald SIBLEYRAS, c’est le contraire : l’homme propose à la femme son rêve de devenir un riche rentier paisible.

La vraie similitude réside dans le fait que chacune des deux femmes reprennent l’histoire à leur compte et la proposent à leur tour à une autre personne. Peut-être pour mieux y croire elles-mêmes. Et sans doute aussi parce que ceux qui leur ont raconté cette belle aventure ont assez de bagout pour les faire rêver.

 

Même décor et même mécanisme donc. Mais il ne s’agit pas pour moi de critiquer ni de tenter un quelconque procès en plagiat aux auteurs d’Un petit jeu sans conséquence.

Parce que rien n’indique qu’il ne s’agit pas ici d’une simple coïncidence — et je n’ai pas cherché à contacter les deux auteurs pour les embêter avec cette question.

Mais surtout parce que, s’il s’agissait au contraire d’un "emprunt" fait par Jean DELL et Gérald SIBLEYRAS à leur prédécesseur August STRINDBERG, je ne pourrais que les en féliciter !

Mais oui, si c’est un emprunt, il est très bien adapté, très bien "traduit". Car Mademoiselle Julie, drame suédois de la fin du XIXème siècle, est une pièce où l’on rit peu, et où la fin est terrible. Un petit jeu sans conséquence connaît une fin bien moins atroce et le public a de nombreuses occasions de sourire. Jean DELL et Gérald SIBLEYRAS, s’il ont voulu reprendre ce passage, auront dû l’accorder au ton plus léger de leur pièce, à la personnalité de celui qui invente l’histoire (et de celle qui l’écoute), et l’intégrer dans la mécanique qui régit l’ensemble de la pièce.

Ce serait l’exemple parfait pour montrer que l’emprunt que l’on fait aux œuvres existantes sert la création de nouvelles œuvres. Que ce n’est pas par manque d’imagination que l’on fait ça, au contraire.

Rassurez-vous, je ne suis pas en train de dire qu’il faut spolier les auteurs de leur travail ! Bien sûr que non, s’il s’agit d’un artiste vivant, il faut s’entendre avec lui. Mais bon sang, un peu de souplesse dans la législation serait la bienvenue.

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